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Que faire ?

« D’un triangle de folie au cœur de la conscience moderne »

Le spectre du romantisme hante notre modernité :


Le 15 mai 1871, Rimbaud expédie à Paul Demeny sa fameuse lettre, dite « du voyant », où nous pouvons lire cette incidente qui condense la problématique sous-jacente à notre propos :  « On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? Les critiques !! Les romantiques (…) ? »


Autant dire que le dossier reste vierge ou encombré d’éléments hors-sujet : du Parnasse ou des tenants de « l’art pour l’art », au superbe persiflage du pathos moderne propre à l’auteur de La gaya scienza, ces « critiques » du romantisme — sans doute nos premiers « post-modernes » — avaient pourtant cru exorciser à jamais son éternel et lancinant retour ; cet irrésistible « appel du bois pourri » annonçant de très loin, tel un cor, timbre emblématique de l’ailleurs/proche romantique, une fatale et gratifiante rechute dans le « mal du siècle » :


Dans un des écrits posthumes rédigé pendant l’hiver 1886/87 Nietzsche exprime ainsi les pensées, impressions et sentiments qui l’ont atteint à la première audition du prélude de Parsifal à Monte-Carlo :  

« Prélude de Parsifal, le plus grand bienfait qu’il m’ait été accordé depuis longtemps. La puissance et la rigueur du sentiment, indescriptible. Je ne connais rien qui saisisse le christianisme à une telle profondeur et qui porte si âprement à la compassion. Totalement sublime et ému — aucun peintre n’a su rendre comme Wagner une vision aussi indescriptiblement mélancolique et tendre ! (…) Comme si, après de nombreuses années, quelqu’un me parlait enfin des problèmes qui m’inquiètent, non pas, naturellement, pour leur donner justement les réponses que je tiens prêtes, mais les réponses chrétiennes — qui ont été en fin de compte les réponses d’âmes plus fortes que n’en ont produit les deux derniers siècles. »


Songeons bien que ces lignes sont écrites par l’avant-dernier Nietzsche, deux ans avant l’effondrement compassionnel de Turin, quatre ans après la « Mort à Venise » de Wagner, et plus de dix ans après la rupture (publiquement) « définitive » avec ce dernier ; années au cours desquelles ses publications n’ont cessé d’alourdir la charge contre tout ce que l’esprit du Tondrama pouvait receler de décadent, chrétien ; romantique et ressentimental, toxique et efféminé. Si l’on précise enfin qu’aux dires même de Nietzsche, le texte de Parsifal, testament musical du compositeur, concentre thématiquement le pire de toutes ces insalubrités, jusqu’à le qualifier de « Chaudron de sorcières », alors on mesure la distance effarante qui sépare les épigones parisiens de Zarathoustra, auxquels la guerre froide donna, récemment, l’occasion de pulluler, de la pathétique honnêteté musico- dramatique exprimée ici par leur idole.


Le caractère à tous égards exceptionnel d’un tel déjugé nous amène ainsi à pointer ici, à l’occasion du « Cas Nietzsche », le symptôme d’une schize, d’une entzweiung (on reconnaît là le concept hégélien de la « scission » qui est au principe de tout « besoin de philosophie »). Nous nous gardons bien du terme de schizophrénie, n’ayant aucun titre à formuler le moindre énoncé clinique, ni, a fortiori, le moindre diagnostic. Mais le « cas Nietzsche » nous rend plutôt attentifs au fait que le dédoublement personnel s’opère ici entre le Nietzsche du discours idéologique, et celui de l’audition, soit entre langage et musique, livret et partition ; en sorte que l’aspect clinique de la « scission » du sujet, se voit ici corrélé aux enjeux inhérents au problème de la fusion des genres initiée par le romantisme a principio.


Du même coup, la prise en compte de deux autres « fous » inclus, à tort ou à raison, dans le champ « clinique », et dont le propos, aussi bien que le mode d’expression, ne cesse de rôder autour de cette problématique des genres, s’est imposée à nous, en venant confirmer son objectivité, par delà la disparité manifeste des subjectivités ainsi réunies. Il s’agit de Hölderlin et Nerval.


Déplions ce trio dans l’ordre alphabétique qui, une fois n’est pas coutume, coïncide avec la chronologie :

Hölderlin, Nerval, Nietzsche.


Trois « fous » ; du moins, désignés comme tels, à tort ou à raison, par la postérité. Trois moments de la « modernité », pour autant qu’on détermine celle-ci, au moins chronologiquement, par la séquence qui mène de Rousseau à Nietzsche ; soit, de la double révolution qui se produit à la fin du siècle des Lumières - industrielle, en Angleterre, puis politique, en France - jusqu’à l’interminable « fin de siècle », ce « Crépuscule des dieux », qui, à l’image du drame éponyme se conclut sur le plus terrible carnage jamais recensé à cette date (on a vu bien pire peu après).


Si l’élément proprement pathologique était le seul trait d’union à même de relier les trois sommets de ce triangle de la folie, l’intérêt philosophique de notre proposition de recherche, réduit à une si pauvre abstraction, s’évanouirait d’autant ; non sans éveiller un légitime soupçon de voyeurisme : n’y a-t-il pas déjà quelque chose de douteux, jusqu’à l’amalgame, à prendre prétexte de la composante clinique commune à nos trois auteurs, pour gommer au sein d’un tel trio abstrait, la différence entre des genres d’expression poétique et philosophique ?


Mais à concentrer l’attention sur cet arbitraire apparent de notre trio, il apparaît plutôt que cette confusion des genres, soit, à tout le moins, l’indécision tendancielle de leurs limites respectives, est-elle même au principe du mode d’expression propre à chacun des moments qui le constituent :

Deux « poètes » et un « philosophe » ? Voire !

Sans même invoquer son texte intitulé De la différence des genres poétiques ni même aucun de ces Essais, où les éditeurs relèguent ses textes à visée proprement théorique, l’œuvre poétique de Hölderlin, des vers de jeunesse aux Élégies, Hymnes ou Fragments, ne cesse de tendre vers une confluence littéralement inouïe, de l’élément poétique et de la forme spéculative. Il faut attendre l’auteur de Zarathoustra pour assister à une telle indiscernabilité du genre, selon des modalités — et surtout des tonalités, il est vrai, bien différentes, voire opposées.

Zarathoustra est un immense poème contenant à son tour plusieurs « pièces de genre », parmi lesquelles on trouve ce Chant de danse dont voici le refrain : 


 « Toi l’ami de la sagesse ?

Allons donc ! Rien qu’un fou, rien qu’un poète ! »


Quant à l’auteur des Chimères, les études nervaliennes le font apparaître comme le plus « romantique-allemand » des auteurs (on ne peut plus) « français », à l’image de son grand ami Heine, le plus français des poètes allemands1. Et il est vrai qu’Hypérion aussi bien que Zarathoustra pourraient contresigner ce deuxième quatrain de Myrtho qui semble extrait du dithyrambe de Dionysos : 


« C’est dans ta coupe aussi, que j’avais bu l’ivresse

Et dans l’éclair furtif de ton œil souriant,

Quant aux pieds d’Iacchus on me voyait priant

Car la muse m’a fait l’un des fils de la Grèce ».


Cette référence hellénique, chez nos trois auteurs, le conflit, manifeste ou latent, qui, en chacun d’eux, l’oppose au « malheur chrétien », la réflexion continue et fascinée sur le genre dramatique, la référence permanente à l’élément mythique, sont autant de thèmes, soit, d’éléments de contenu, communs ; comme tels, on peut à bon droit juger les rapprochements qu’ils autorisent extérieurs et contingents.

De fait, la valeur d’un texte, singulièrement, d’un texte poétique, ne se mesure pas à la profondeur des thèmes évoqués et le poème ne saurait se réduire à de la pensée versifiée.


Mais la progressive congruence de notre trio, opère justement un saut qualitatif, pour peu que, sans se contenter de ces rapprochements thématiques, aussi inépuisables qu’ hasardeux, on en vienne à noter en chacun de nos trois auteurs une attention prioritaire, jusqu’à l’obsession, accordée — nous retrouvons les oreilles du loup ! – au problème apparemment formel, voire, académique de la fusion, et/ou, séparation des genres. Si la chose est « bien connue » chez Hölderlin et Nietzsche, elle demeure plus inaperçue chez Nerval. C’est pourtant dans un texte de ce dernier que le péril ou la menace afférents au mélange des genres atteint son acmé : il s’agit des Faux-saulniers. Titre originellement prévu pour Angélique, nouvelle qui ouvre le recueil des Filles du feu. En guise de réponse à Arsène Houssaye qui venait lui réclamer quelques vers de jeunesse en vue d’une prochaine anthologie, Nerval répond :  « Mon ami, vous me demandez si je pourrais retrouver quelques-uns de mes anciens vers, et vous vous inquiétez même d’apprendre comment j’ai été poëte, longtemps avant de devenir un humble prosateur. Je vous envoie les trois âges du poëte — il n’y a plus en moi qu’un prosateur obstiné ».


Avec cette discrétion littéralement suicidaire qui lui est propre (dans un très bel hommage posthume, Baudelaire évoque « une discrétion qui ressemblait à du mépris »), Nerval assigne ainsi à un changement d’humeur subjectif et arbitraire, l’immense césure en train d’opérer, au mitan du siècle, la première tentative de sortie effectuée par le romantisme pour se fuir lui-même : cette « Ecole du désenchantement » pour reprendre une formule de Balzac, qui retrouve la dualité poésie/prose, en opposant à la génération précédente, au choix, les vers du Parnasse, ou la fontaine miraculeuse des romans « réalistes ». Transversal à ces deux modes d’expression, socialement opposées, l’invariant de ce qui succède alors au romantisme reste ce « retour aux choses » ; ce passage du lyrisme personnel, où le genre poétique, forcément, domine, au réalisme des romanciers, s’efforçant d’annexer au champ des belles lettres de nouvelles et salubres potentialités, exprimables par la seule « Prose du monde » ; sans compter qu’au moment même où il se proclame « prosateur obstiné », Nerval exprime une fascination croissante pour la fusion idéale qui s’opère, selon lui, entre parole et musique, au gré des comptines populaires.


Cette union du poème et de la mélodie, dont Nietzsche, celui de La Naissance de la tragédie, pressent l’accomplissement, grandiose jusqu’à l’incandescence, dans le drame lyrique wagnérien, Nerval l’entend plutôt murmurer, bien loin de ce « Fracas originel haï » 1, Là où

« La belle était assise, près du ruisseau coulant »

C’est à dire, précisément, en ces « heureux bords » où, du simple fait, d’être au contact de leurs fluviatiles limites respectives, fusionnent trois régions que l’on croyait bien séparées : « La vieille France provinciale est à peine connue, — de ces côtés surtout — qui cependant font partie des environs de Paris. Au point2 où l’Ile-de-France, le Valois et la Picardie se rencontrent, — divisés par l’Oise et l’Aisne, au cours si lent et si paisible, — il est permis de rêver les plus belles bergeries du monde. La langue des paysans eux-mêmes est du plus pur français, à peine modifié par une prononciation où les désinences des mots montent au ciel à la manière du chant de l’alouette… Chez les enfants cela forme comme un ramage. »


On notera que la fusion des espaces induit aussitôt celle de la parole et du chant. Mis ainsi en abîme, les enjeux sous-jacents au respect de la séparation des genres, ou à la périlleuse transgression de leurs limites, nous semble devoir interpeller les courants les plus marquants de la pensée contemporaine, singulièrement ceux qui ont pris l’habitude de ranger la dialectique au placard des « Has been » condamnant ainsi la conscience moderne à la dangereuse binarité des antinomies :

Comprendre comment on est passé, si rapidement du siècle des Lumières, où la perspective du bonheur fédère toutes les parties, Voltaire et Rousseau compris, au « mal du siècle », lui-même prélude au siècle du mal : celui des grands carnages ?


 Il peut sembler paradoxal au vu de la gravité de ces enjeux, de chercher la réponse non chez des sages mais auprès des fous ; et pourtant, comme le dit Pascal en une fulguration rationnelle citée par Nerval dans Les nuits d’octobre :

Pascal a dit : 

« Les hommes sont fous, si nécessairement fous, que ce serait être fou par une autre sorte que de n’être pas fou. »

La Rochefoucauld a ajouté : « C’est une grande folie de vouloir être sage tout seul. »

Ces maximes sont consolantes1. »

(note : nuits d’octobre, chap.19)

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